Le bœuf ambitieux
Un bœuf, béatement courbé sur l'herbe verte
Ruminait à part lui :
« Je n'y tiens plus, c'est à mourir d'ennui,
Ainsi que Robinson dans son île déserte. »
(On voit que notre bœuf connaissait ses auteurs)
« Que ne puis-je courir par les monts et les plaines,
« Visiter des cités lointaines,
« Et revenir enfin, de récits enchanteurs,
« Charmer, sur mes vieux jours, de naïfs auditeurs ! »
Une locomotive passe
À ses yeux étonnés, tandis qu'il discourait.
Comme l'éclair fendant l'espace,
Elle courait, elle courait !
Notre bœuf regardait : « Voilà, dit-il, sans doute,
« Ce que la Providence envoie à mon secours.
« Oui, ce char merveilleux est venu sur ma route
« Pour me permettre de voyager au long cours...
« Mais que vois-je ? Des bœufs sont aussi du voyage !
« De vrais bœufs comme vous et moi !
« Cette fois, c'en est fait ! Foin du vieux pâturage,
« C'est trop longtemps rester chez soi !
« – Arrêtez, mes amis ! » beugle alors à tue-tête
le quadrupède ambitieux.
« Je veux me joindre à votre fête,
« Ayez pitié d'un bœuf qui s'ennuie en ces lieux. »
– « Belle fête, vraiment » lui répond une vache
Tandis que les wagons poursuivent leur chemin.
« Es-tu las, pauvre fou, des bienfaits du destin ?
« Va, sans désirer plus, rumine où l'on t'attache,
« Ou, si tu veux voyager, sache
« Que c'est à l'abattoir que nous mène le train. »
Que d'hommes, se plaignant de l'aveugle Fortune
Ont voulu s'éloigner de la route commune
Et s'élever à tous les yeux,
Qui bientôt, roulant aux abîmes,
Se sont vus trop tard les victimes
De leurs désirs ambitieux !
Ruben Saillens, 16 février 1877