Paris
J'échappe aux tourbillons de cette vie de Paris, si remplie, si agitée, si courte, pour retrouver cette page blanche, et ce petit recueil où, dans mes loisirs passés, j'avais l'habitude de jeter au hasard mes impressions, mes pensées.
J'ai écrit sur Londres1 n'aurai-je rien à dire sur Paris ? – Mais quelle disproportion entre le peintre et son sujet !
D'abord, je dirai un mot des merveilles de Paris. J'ai vu les monuments et les églises, les ponts nombreux, les boulevards plantés d'arbres, les colonnes majestueuses, les statues, les palais. Le dirais-je ? Cela n'a pas produit en moi ce sentiment d'admiration que j'attendais. On avait tant parlé, j'avais tant lu de ce Paris gigantesque ! Mon imagination me l'avait peint sous des couleurs et dans des proportions si féériques, qu'en le voyant je fus désenchanté. Quoi ! c'est là ce Louvre, dont tous les journaux illustrés sont remplis ! C'est là cette colonne de juillet, et ce petit ange doré est ce que l'on appelle le Génie de la Liberté ! O liberté ! Je t'avais conçue plus grande et plus imposante. Il me semblait que quelque chose te représentant devait être si élevé, que les nues voilassent ton front, et si resplendissant, que les yeux qui te contemplaient en fussent éblouis.
Quoiqu'il en soit, c'est là Paris, la première ville du monde au point de vue des Beaux-arts. Tout, dans ses rues bruyantes, sur ses boulevards animés, respire l'empressement, l'amusement et l'air de fête. Ses cafés sont remplis, et les cabarets aussi ; le cœur de l'homme et son estomac étant partout les mêmes. Les omnibus charrient à prix réduit de la chair humaine ; les touristes anglais, le parapluie sous le bras et le voile au chapeau, vont et viennent. S'ébahissant devant l'opéra, grimpant aux tours de Notre Dame, montant au faîte du Panthéon. Qui se douterait qu'il y a quatre ans, cette ville était dans la détresse et la famine, qui penserait qu'il y a 3 ans et demi, cette cité flambait de toutes parts ? A peine, ici et là, quelques ruines promptement réparées attestent-elles les désastres passés. Le peuple est une plante vivace qui a plus d'une racine. Meurtri sur un point, il pousse de plus belle d'un autre côté. Paris a pour aliment la province, et la province a pour guide et pour lumière, Paris.
J'ai parlé des ruines ; j'ai dit qu'elles se relèvent. Il y a celles de l'Hôtel-de-Ville, des Tuileries, des Ministères. Est-ce tout ? Non. Il y en a d'autres, mais celles-là ne sont pas celles que le touriste peut contempler, elles ne sont pas au nombre de celles que les millions rebâtissent. Transportez-vous avec moi dans ces maisons d'ouvriers, vastes casernes où des centaines de familles sont pèle-mêle entassées. Sans air, sans lumière, sans propreté, mais non pas pourtant – car c'est là un trait distinctif du caractère parisien, - non pas sans dignité, je veux dire sans un certain orgueil – venez à Montmartre, à Ménilmontant, à Belleville ; entrez dans ces cours, montez ces escaliers de bois, frappez à ces portes numérotées... Entrez. Si c'est après huit heures, vous trouverez peut-être une femme, et dans la chambre, en haillons, une nichée d'enfants sales, et pâles sous leur noirceur. Qui est-elle, cette femme ? Elle n'est point veuve. Le mari n'est donc pas rentré ? Non, il ne rentrera pas. - Le mari ! L'autre jour, il revenait du travail, fatigué. Il avait mangé sa soupe ; le tête sur la table, il sommeillait, ou causait à sa femme, en jouant avec le cadet. On a frappé à la porte, comme vous tout-à-l'heure. L'homme s'est levé pour ouvrir. Un monsieur est entré, un monsieur avec une écharpe tricolore. « Êtes-vous un tel ? » La femme pâlit. L'homme répond sans sourciller : oui. « Vous avez servi la Commune ? » - « Monsieur, c'était pour les trente sous, » crie la femme. « Il n'y avait pas de pain, pouvait-il nous voir mourir de faim ? » - « C'est bon, c'est bon, » dit le monsieur à l'écharpe. Et les agents sont entrés ; ils ont, sous les yeux de la femme et des enfants en larmes, lié l'homme vaillant qui n'a point fait de résistance ; et ils l'ont emmené.
Le mari ! Tenez, voilà une lettre de lui. Il vient d'arriver en Nouvelle Calédonie. Il dit qu'il se porte bien ; mais qui sait ? Il ne veut pas effrayer sa femme. La déportation à perpétuité ! Quatre mois de voyage sur la mer, entassé comme des animaux de boucherie ! Et là-bas ! Un climat meurtrier peut-être on raconte tant de choses de ces îles éloignées ! Enfin, il y est. C'est un travailleur ; il ne s'est point enivré plus de deux fois dans sa vie. Peut-être se débrouillera-t-il. Mais quelle tristesse au coeur de sa femme ! Seule, et nourrir quatre enfants ! Heureuse encore, si elle connaissait Celui qui s'appelle le Père des orphelins et le Soutien de la veuve !
Qui relèvera les ruines dans ce coeur ? Qui refera cette idylle brisée ? Car, croyez-le, tous ont leur idylle, et l'amour conjugal est aussi doux dans la mansarde du travailleur que dans l'hôtel ducal, et la mère plébéienne aime autant son petit ange ébouriffé que la mère aristocratique sa poupée bien attifée. Qui donc réparera toutes ces brèches ? Les millions n'y suffiront pas. Je vous le dis, il n'y a qu'une chose qui puisse le faire, c'est l'amour. Cet amour qui fait les amnisties, qui pardonne comme Dieu pardonne...
Ah ! Puisque la France s'est perdue par la haine, sauve-la, mon Dieu, par l'amour !
19 septembre 1874
1Texte prochainement mis en ligne.