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1637-sc--ne-de-pers--cution-en-suisse-s.JPGRuben Saillens fut à partir de janvier 1889, avec sa femme Jeanne, le rédacteur de deux revues mensuelles jusque-là rédigées par Mademoiselle S.P. Blundell, missionnaire quakeresse. Alors que le Rayon de Soleil s'adressait à la jeunesse, l'Ami de la Maison était destiné au public des adultes, avec une triple visée de distraction, d'édification chrétienne et de militance sociale (lutte contre l'alcoolisme, le jeu et le tabac). Dans les deux numéros de l'été 1895 de l'Ami de la Maison (juillet et août), le rédacteur raconte sa première rencontre avec un anabaptiste, à l'occasion d'une excursion vraisemblablement organisée en marge d'une invitation reçue de la toute jeune Église baptiste de Tramelan. A l'heure de l'Alsace allemande, ce double récit apporte avec humour un témoignage significatif à la fois de la sympathie spontanée et du peu de contacts réciproques entre baptistes français et anabaptistes-mennonites.

 

L'anabaptiste

Il y a quelques jours, j'étais dans le Jura bernois, à Tramelan, beau village dans les forêts de sapins, à environ mille mètres d'altitude : trois fois plus haut que la Tour Eiffel ! Que l'air est pur, que les fleurs du printemps sont jolies et délicates, quelle riche verdure que celle des gazons à cette hauteur !

Nous fîmes, deux ou trois amis et moi, par un bel après-midi, une petite excursion aux environs, dans la direction des Franches-Montagnes.

Au milieu d'un large plateau se dressait une ferme entourée de pâturages plantureux. La ferme avait belle apparence : large toit, fortement incliné, recouvrant la maison, des étables, des granges, le tout précédé d'une avenue fermée sur la route par une grille. La maison, cependant, ne m'eût pas autrement intéressé si l'un de nous n'avait dit : « Voilà une ferme d'anabaptistes. »

Ce mot éveilla aussitôt ma curiosité. Anabaptistes ! La plupart de mes lecteurs français n'ont sans doute que de vagues notions sur le sens de cette épithète. On dit : « Grave comme un anabaptiste », on a confusément l'idée de quelque secte bizarre, aux rites étranges. Mais on ignore généralement les origines et l'esprit de cette communauté qui, depuis trois siècles, n'a cessé d'exister, faisant très peu parler d'elle, vivant cachée dans les montagnes de la Suisse, de l'Alsace, de la Forêt-Noire...

Le dogme principal des anabaptistes, celui qui les distingue de toutes les autres sectes religieuses du continent européen (la Société des Amis, ou Quakers, étant surtout anglo-saxonne), c'est le principe de la non-résistance. Eux-mêmes s'appellent les Chrétiens sans défense ; ils refusent de porter des armes, même pour résister aux voleurs de grand chemin ; ils ne sont, par conséquent, ni soldats, ni gendarmes, ni gardes-champêtres ; ils prennent à la lettre l'ordre de Jésus-Christ : « Si quelqu'un te frappe sur la joue droite, présente-lui aussi l'autre ». Ils ont l'héroïsme de la paix. Cette secte a vécu dans les pays du monde les plus batailleurs, et dans les époques les plus agitées, recevant des coups de tous les belligérants et n'en rendant jamais aucun ; foulée aux pieds par toutes les armées, comme l'herbe des champs sous le pas des chevaux, qui se redresse pour repousser ensuite drue et vivace comme auparavant.

Sur toutes les questions fondamentales : – foi dans la Bible et dans le Sauveur ressuscité – les anabaptistes ressemblent aux autres chrétiens évangéliques.

J'avais beaucoup entendu parler de ces anabaptistes, sans en avoir jamais vu un seul. J'avais lu sur leur compte des anecdotes très intéressantes ; celle-ci entre autres :

Un jour, pendant la guerre de Trente-Ans, en Allemagne, un parti de fourrageurs s'arrête devant la porte d'un anabaptiste :

« Eh ! Bonhomme, dit le chef de l'escouade, montre-nous un champ de trèfle où nous pourrons faire du fourrage pour les chevaux du détachement !

– Volontiers, répondit le vieillard, suivez-moi, Messieurs. »

Il conduit les soldats le long d'un chemin au bord duquel s'étalaient des champs superbes : « Il n'est pas nécessaire d'aller plus loin, mon vieux, dit l'officier ; voici du foin qui fera très bien notre affaire. »

Mais l'anabaptiste continua de marcher : « Faites-moi le plaisir, dit-il d'un air presque suppliant, d'avancer encore un peu ; je vous montrerai un champ où vous aurez de l'herbe en suffisance. »

L'officier, supposant que le bonhomme voulait leur offrir ce qu'il y avait de mieux dans le pays en fait de fourrage, continue à le suivre. On arrive enfin à une pièce de terre assez grande, mais où le trèfle n'était pas meilleur ni plus beau que celui qu'on avait passé :

« Voilà, Messieurs, prenez-en à votre aise !

– Mais pourquoi donc, cria l'officier en colère, nous avoir menés si loin, puisque tu ne nous donnes rien de mieux que ce que nous aurions pu récolter bien avant ?

– Je vais vous dire, répondit l'excellent homme. Les champs que nous avons vus sont ceux de mes voisins, celui-ci est le mien. Puisqu'il faut que quelqu'un soit dépouillé, j'aime mieux que ce soit moi. »

L'officier fut surpris de cette naïveté sublime, de cet héroïsme si simple, mais si supérieur au sien !

Aimez-vous ce genre de grandeur d'âme ? Ces anecdotes-là vous reposent-elles un peu des hauts faits guerriers, de l'odeur de sang et de poudre qui se dégage des annales de l'humanité civilisée ? Écoutez encore ce petit trait ; il est amusant et véridique :

Un anabaptiste et sa femme dormaient en paix dans leur cabane au bord de la route, lorsqu'une bande de jeunes gens, revenant de festoyer du village voisin, vinrent à passer.

« Tiens, voilà la maison de Chose, le vieil anabaptiste... Si nous lui jouions un bon tour ? dit l'un d'eux.

– Oui, mais lequel ?

– J'ai une idée, cria le boute-en-train de la troupe. Nous allons lui démolir son toit, sans le réveiller, si c'est possible. Il aura ainsi le plaisir de dormir à la belle étoile sans le savoir. » Voyez-vous leur épatement, au matin, en ne voyant plus de toit sur leur tête ? (Je ne garantis pas le mot : épatement ; il est d'invention récente ; mais les vauriens de tous temps ont eu un argot à eux.)

L'idée fut aussitôt approuvée, et voilà nos jeunes gens montés sur le chaume, qu'ils ôtent gerbe à gerbe, silencieusement, avec des rires étouffés...

Mais le bonhomme ne dormait que d'un œil. Il s'éveille en plein, entend un peu de bruit, lève la tête, voit les étoiles briller par un large trou au-dessus de lui. Il entend des voix qui chuchotent ; il a compris...

« Femme, dit-il à sa moitié endormie près de lui, lève-toi promptement et prépare du café. »

La femme obéit, et tous deux sont lestement habillés. Puis, l'anabaptiste ouvre sa porte et crie aux jeunes gens :

« Mes amis, vous faites un travail fatigant. Quand vous aurez fini, j'espère que vous voudrez bien nous faire le plaisir d'entrer et de boire un peu de café chaud, cela vous reposera. »

Le tonnerre tombant au milieu d'eux n'aurait pas produit plus d'effarement dans la troupe que l'apparition et le simple langage du bonhomme.

Tous nos jeunes gens, penauds, descendirent du toit sans dire mot, et pressés par le chrétien et sa femme, entrèrent chez lui.

Le café était prêt ; on le but. Le vieillard adressa à ses jeunes hôtes quelques paroles chrétiennes et affectueuses ; plusieurs furent touchés. Enfin, le boute-en-train s'écria :

« Tout ça, mes amis, c'est très bien Mais maintenant que nous avons découvert le toit, il faut le remettre en place. »

Ainsi fut fait. Quelques gerbes de paille neuve remplacèrent le chaume pourri, et la cabane se porta mieux... « Douceur fait plus que violence ».

Mais aurai-je le temps de vous raconter ma visite à la ferme de l'anabaptiste ? Mes histoires ont pris toute la place, et me voilà forcé d'écrire ici, comme pour un romain-feuilleton, la formule consacrée : « la suite au prochain numéro ».

(L'Ami de la maison, juillet 1895)

L'Anabaptiste (suite)

Nous entrâmes dans la maison, et nous fîmes, pour commencer, la visite des étables où de belles vaches laitières ruminaient gravement. Nous n'avions pas encore rencontré le maître de céans, mais, à ces hauteurs, on se gêne moins entre voisins qu'on ne le ferait à Paris. Heureux pays, où la clef est toujours sur la porte, où les voleurs sont presque inconnus !

Au-dessus de chaque stalle, un nom était écrit en allemand, celui de la bête dont c'était le domicile ; et c'est par ce nom que les appelait, pour le traire, le fils de la maison, en costume de vacher : petite calotte de cuir permettant d'appuyer la tête aux flancs de l'animal, petit tabouret à un pied, fixé en permanence à la personne par une courroie autour des reins.

Le jeune homme s'intéressa à nous, et nous montra avec orgueil ses vaches primées dans les concours, toute une famille de jeunes porcs dans une auge fort propre, puis la fromagerie. Prenez vos mouchoirs, Mesdames ; ce n'est pas une boutique de parfumeurs ! Pendant un instant nous contemplâmes les énormes fromages rangés symétriquement sur des étagères autour d'une grande salle fraîche ; il y en avait de plusieurs formes, et tous n'étaient pas au même degré de maturité. Il en est des fromages comme des hommes : les uns sont plus avancés que les autres.

Ceux-ci sont de haute race, puisqu'ils sont destinés à être vendus à Paris, dans une boutique du boulevard de Sébastopol. Voilà, du moins, un bon côté du progrès : il nous permet de consommer des produits excellents très loin de leur lieu d'origine, et ce serait bien mieux encore, si, les frontières commerciales étant enfin abolies, ces produits nous arrivaient sans avoir été palpés, pesés et imposés par la douane inquisitoriale !

Mais l'on a beau être de Paris, la vue et le parfum d'une galerie de fromages ne peuvent nous charmer longtemps. Ce que nous désirions voir, c'était l'anabaptiste chez lui.

Le bonhomme enfin parut : gros et grand, de beaux cheveux gris bouclés flottant autour de sa tête, le visage rasé, le cou emprisonné dans un vaste col à deux pointes, comme on en voit dans les vieux portraits. Il faisait chaud, et notre hôte avait mis habit bas. Il nous invita fort aimablement à entrer dans la grand'salle où régnait une table avec deux bancs parallèles. Nous nous y assîmes volontiers. Un broc de lait écumeux fut apporté, dont nous bûmes avec délices, y trempant un morceau de ce bon pain bis qu'on mange avec tant d'appétit quand on a fait une course à l'air vif de la montagne. Le brave homme ne parlait guère qu'allemand, et il m'était difficile d'avoir avec lui une conversation suivie. Nous remarquâmes, sur une étagère, près du plafond noirci, un immense in-folio à couverture de basane et à fermoirs de cuivre ; il vit notre regard curieux et nous montra le livre, qu'il ouvrit avec recueillement.

Le tableau, à cet instant, me frappa, et j'aurais voulu être peintre pour le saisir et le porter sur la toile : adossé à la vieille muraille près de la fenêtre ornée de fleurs par laquelle nous arrivait un gai rayon de soleil, son haut-de-chausse retenu par d'immenses bretelles croisées sur sa chemise de toile écrue, laquelle, agrafée sur le côté, était surmontée du col gigantesque dont j'ai parlé, le bon vieillard avait mis ses grandes bésicles, et nous expliquait le texte et les gravures de son in-folio. C'était un livre racontant les souffrances des Chrétiens sans défense, persécutés au XVIe siècle en Allemagne, en Hollande et ailleurs : les gravures, très fines, représentaient les supplices auxquels ils furent soumis, pour le seul crime d'avoir refusé de porter les armes contre qui que ce soit... Honneur, honneur à ces héros de la conscience !

Après notre collation, une prière pour appeler la bénédiction de Dieu sur notre hôte et sa famille, et un regard jeté à la grande cuisine où luisaient des cuivres qui eussent fait la joie d'un peintre hollandais, nous nous rendîmes, sur l'invitation de notre nouvel ami à la chapelle. C'est un petit édifice qu'il a fait construire près de sa maison, à l'usage de la communauté, assez nombreuse, dispersée dans les environs. Aucune signe particulier ne la distingue : c'est un local d'une simplicité apostolique.

Mais ce qui nous frappa, mon ami R. et moi, en notre qualité de Français, ce fut la vue, dans cet édifice primitif, d'un harmonium superbe, et comme des églises de grande ville n'en ont pas toujours chez nous. Un orgue ici, à deux pas des caches et des fromages que nous venions de voir ! Mais qui donc peut s'en servir ?

R. ouvrir au hasard un recueil de chants qui se trouvait là, et se mit à jouer le premier air venu : l'ami R. est musicien, il met son âme dans ses doigts et sait tirer d'un instrument tout ce qu'il peut donner. L'air était grandiose : c'était de la belle musique allemande, aux accords graves et puissants. Peu à peu, toute la population de la ferme était arrivée : les petits valets aux yeux ronds, à la chevelure jaune, étaient là, surpris de nous voir et de nous entendre chanter, car nous nous étions mis de la partie. Alors, chacun s'y mit à son tour : le vieillard, son fils, les valets, les visiteurs, et c'était une chose étrange de voir ces visages de paysans bernois – peu expressifs au repos – s'éclairer, s'illuminer, se transfigurer, et d'entendre sortir de ces larges bouches des notes justes, profondes, sonores, d'une harmonie pénétrante et sentie. O puissance de la musique religieuse ! Il n'y avait plus là ni de Suisses ni de Français, d'anabaptistes ou d'autres istes, il n'y avait, pendant quelques minutes, qu'une voix, qu'une âme, qu'un cœur, chantant les louanges de Dieu !

Nous passâmes là une heure délicieuse ; hélas ! elle ne pouvait durer toujours. L'orgue se tut, les lèvres se fermèrent, les visages reprirent leur expression placide. Les uns retournèrent à leurs vaches, les autres à la fournaise ardente de la grande ville...

Une bonne poignée de mains, et nous voilà séparés, jusqu'au revoir dans le monde où les chrétiens sans défense régneront éternellement !

(L'Ami de la Maison, août 1895)

 

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